« Et merde alors… »

C’était les seuls mots qu’Appie avaient put prononcer jusqu’ici. Les souvenirs de cette soirée n’avaient cessé de jaillir, et de la tenailler. Comme taillé à la serpe, ils étaient restés tellement vrai en détails. Comment cela avait-il bien pu se finir à l’hôpital ? Elle se souvenait de ce moment d’errance. Ses yeux perdus dans un monde qu’elle connaissait tellement bien. Comme un aveugle que l’on conduit vers un monde remplit de couleurs, Kienan tentait de s’accrocher à des choses qu’il pensait être autre. Elle avait eut si peur. Peur de cet homme qu’elle avait pourtant côtoyé si longtemps. Peur de perdre cet être qu’elle aimait tant. Sentiments partagés, contradictoires entre crainte et affection.

« Merde, merde, merde… »

Encore ce même mot, comme une ritournelle à la déchéance. C’était bien là toute la définition de la situation. Pourtant cette soirée s’annonçait prometteuse. Tous ses amis, une bonne dose d’amphet’ avec Kienan, de l’alcool à flot, et quelques beaux popotins sur la piste de danse.

La veille

« Tu te souviens non de cette fille ? La grande rousse là. Siiii je t’en avais déjà parlé. Et bien l’autre jour, alors que j’allais juste en cours. J’étais dans le couloir et là elle s’approche avec cet air mais dédaigneux quoi. Comme si j’avais tué son chat, t’imagines ! Franchement le regard de tueur. J’ai cru que ses yeux allaient éclater. Mais bon tu me connais il m’en faut plus pour me perturber. Surtout qu’elle était plutôt comique. »

Ils étaient là postés devant une sorte de bar de cuisine, un gobelet à la main. Caprice, Corbin et Appie. Au milieu d’une foule dense d’étudiants proche de la défaillance, ils avaient tous probablement un verre en trop dans le sang, ce qui rendait cette soirée, comment dire... joyeuse. Mais le joyeux de la débauche, non pas le joyeux des bisounours. Appie continuait à agiter ses lèvres en un flot de paroles incompréhensibles pour une personne lambda, animée par son besoin de communication. On se demandait souvent comment elle faisait pour respirer aussi peu et parler autant. C’était presque surnaturel. Ça pour sûre quand elle commençait à parler on ne pouvait guère qu’écouter.
Les mots semblaient sortir d’eux-mêmes, tandis que ses yeux scrutaient la salle avide de potin ou de popotin, les deux s’assimilant tellement bien. Son regard tomba alors sur une jolie petite tête blonde, celle-ci paraissait bien s’amuser avec un homme à ses côtés. Appie fronça alors les sourcils, observant plus précisément ce visage si doux. Ses cheveux et ses traits semblaient tellement familier.

« Ha ha Kienan ! Viens, j’ai un truc à te montrer ! »

Il est vrai que parfois elle cherchait un peu les choses. Mais que voulez –vous, notre jeune demoiselle quand elle porte un peu trop sur la bouteille et l’amphet’ cela part rapidement. Plus vite qu’un coup de revolver. Les mots peuvent blesser tellement plus vite qu’un simple coup, et c’est bien ce que la demoiselle appréciait. Cruel ? Un peu. Cependant, son sourire pourtant si joyeux se ravisa vite quand elle vit le regard sombre de Kienan. On le dit souvent sans expression pourtant les yeux ne sont-ils pas le reflet de l’âme ? Appie avait toujours sut lire à travers ses yeux d’une profondeur infinie, cachant avec maladresse les moindres tréfonds de la personne.
Tout s’était enchaîné si vite. Kienan qui fuit, motivé par quelque chose qui l’échappe encore.
Ils le savaient tous torturé mais la raison leur était inconnue. Mais c’était bien à cet instant, dans un regard qu’Appie comprit toute la trame de l’histoire. Le drame de deux amoureux transits, Roméo & Juliette des temps modernes.

Mais Kienan était déjà partit loin. Même plus loin qu’il ne paraissait l’être. Dans un inconnu inatteignable. Après l’avoir rejoint, ce qu’elle vit fut plus terrifiant encore que l’obscurité de son âme. Comme hanté par des fantômes, il semblait tellement tourmenté. Et là c’était la chute. Un coup de poing dans un mur. Du sang. Sa main sur sa gorge à elle. Tout se passe comme une vision, des flashes. Puis il tombe lourdement sur le bitume, attiré par les enfers.

Aujourd'hui

Quelques larmes coulaient, fondant vers un vide douloureux, pour toucher ses mains glacées. Appie se trouvait dans sa voiture. Coincée dans cette machine de fer qui ne lui apportait aucun réconfort. Malgré qu’on puisse la penser sans cœur, on lui trouve finalement une affection infiniment plus grande que la plupart des gens, pour ceux qu’elle aime. Partagée entre le désir de prendre des nouvelles de Kienan et rester dans cet endroit si froid. Elle ne voulait vraiment pas qu’il la voit dans cet état. Fragile. Insensé pour la Appie Lawndenson que tout le monde connaissait.
Elle se décida cependant, après quelques temps de s’aventurer dans les couleurs aseptisés de l’hôpital. Ce qu’elle pouvait détester cet endroit. Encore plus aujourd’hui. Il représentait toute la souffrance du monde, le mal qui ronge chacun petit à petit, jour après jour.

C’est alors que la petite tête blonde de la veille entra dans son champ de vision trouble. Belammée. Cela suffit à sécher toute larme qui aurait put couler. Emportée dans un élan de détermination, elle s’approcha de l’autre demoiselle.

« Tu nous dois des réponses. »

Elle avait prononcée ses mots avec force. On pouvait aisément comprendre que rien ne pourrait la faire changer d’avis. Elle resterait là tant qu’elle n’aurait pas eut ce qu’elle voulait.

Cette journée était l’une des plus terribles qu’Appie avait vécus pour le moment. Rien n’était plus précieux pour elle que son gang d’amis. On avait beau dire que l’amour était le sentiment le plus fort au monde, quand on les voyait ces quatre là on entrevoyait souvent une autre vérité. Comme une parallèle à l’absurde course vers un bonheur qu’on dirait universel. Parfois les droites s’entremêlent, fusionnent, mais jamais ne se perdent. Elles poursuivent leur chemin imperturbable côte à côte, malgré les portes de sortis elles restent sur la même voie. Magnétique sympathie.
Autrefois tellement joyeuse, aujourd’hui implacable. Il est vrai que la manière dont Appie avait prononcé ces quelques mots auraient pu paraître brutal, impulsif. Peut-être remplit de colère ? Mais si on la connaissait, on saurait qu’il ne s’agissait que de la matérialisation d’une frustration qu’elle transforme en force. Elle en imposait de sa petite carrure. Mais rare sont ceux qui ont déjà fait face à ce visage tiré par les larmes et la fatigue.

Les yeux bleus d’Appie scrutèrent une à une les lignes qui composaient ce visage que l’on dirait angélique. Cherchant à lire à travers son regard plein de douleur, attendant peut-être une réponse muette presque magique. Elle n’avait rien de spéciale contre Belammée. C’était « la fille avec qui Kienan était sortit » point, pas de dérapage littéraire. Efficace et concis en somme. Vide en détails. A première vu on la prendrait pour un être si doux et affectueux. Du moins c’était ce que la jeune demoiselle ressentait. A défaut d’être généreuse, elle sélectionnait souvent avec subjectivité son caractère, ses humeurs. Belammée, elle l’aurait sûrement aimé.

Néanmoins entre temps il y eut tellement d’affaires, de complications qui ont fait que jamais les deux jeunes femmes ne s’étaient parlé. On espère comprendre l’autre et déceler ce que l’on recherche en un regard. Méfiance, peur, avidité et possessivité. Faux-semblants et caricatures. On construit l’autre selon une idée. Maléfique ou angélique. Un minimum véridique ?
Ce dont Appie était sûre c’était que la souffrance d’un homme se résumait en un regard. Emplit d’une souffrance indescriptible, mêlée à de la jalousie maladive, impulsive. Et l’incontrôlable tourment qui emporte en une folie dangereuse.

Belammée cherchait ses mots après qu’Appie lui ait posée cette question. Plus un ultimatum, d’un point de vu objectif. Perdue, comme ces petites filles, au milieu d’une foule d’indescriptibles sentiments. Tout était sorti comme un appel de détresse. Bouée jetée à la mer à la recherche de questions-réponses.

« J’ai bien vu le regard qu’il avait, quand il t’a surpris avec ce type là. On le voyait parfaitement qu’il souffrait, mais on ne connaissait pas les raisons. On n’est pas du genre à fouiner dans tous les sens. Mais je pense que les circonstances nous autorisent à connaître l’histoire. »

Appie avait répondu cela de manière calme et posée mais cela ne la satisfaisait toujours pas. Elle n’était pas là en tant qu’avocat de partie civile pour un préjudice quelconque. Kienan était là quelque part dans l’une de ces chambres, victime d’une souffrance qui le dépassait. Son souffle ce fit alors plus rapide et saccadé, accompagnant ses paroles avec étrangeté.

« J’ai peut-être du mal à comprendre tout le principe même de l’amour. Je ne suis pas la meilleure placée pour venir mettre mon grain de sel après tout ce qu’il s’est passé hier. Mais j’ai besoin de savoir ! J’en peux plus de le voir souffrir comme ça. Et ne rien pouvoir y faire. Je tiens beaucoup à lui et pour l’instant tout ce que je vois c’est que toi tu es omniprésente dans toute cette merde. »

Elle n’était pas en colère ou indignée. Juste dépassée par les évènements. Elle cherchait comme un dernier recourt à s’accrocher aux moindres pièces qui pourraient reconstruire un semblant de stabilité qu’est la vérité.

Belammée semblait troublée, perdue dans le fond de sa pensée. Malgré ses traits tirés par toutes sortes de sentiments, le dessin de son visage traduisait une incompréhension criante. Cherchant ses mots, elle semblait essayer de comprendre le fin fond de cette situation.
Deux blondes se disputant, quel cliché. L’une voyant l’autre garce. Il ne manquerait plus qu’une équipe bodybuildée de footballeurs américain en fond, la musique de la fanfare à droite. Flash flash. Maestro, qu’on en finisse ! Mais les couleurs du décor fondent en un camaïeu de gris. Triste vérité.
C’était bien comme cela qu’Appie voyait la scène. D’un comique pathétique. Trou dans le texte. Mais où est le souffleur ?

Mais l’incompréhension était partagée. Notre jeune demoiselle ne savait vraiment pas quoi penser de cette relation dans laquelle elle avait été spectatrice depuis le début. Il y a de ses sentiments sur lesquels on ne saurait poser de nom. Seulement Appie s’en moquait tellement. Elle voyait cela comme un amour avec nuance. Nuance fou ou nuance jaloux. A deux mots près il n’y avait pas mort d’homme.
Elle portait tellement peu d’attention au nom qu’on pouvait donner à cela. Tout ce qu’elle cherchait c’était des réponses. Ou plutôt des solutions. Comprendre pourquoi on en vient à ce point. Comment on peut chercher à se détruire par affection. L’homme a des raisons tellement occultes. Appie, pour sa part se trouvait claire comme de l’eau de roche. Le lit oui, le cœur non.
La réponse que lui offrit Belammée finit par l’achever.

« Donc tu es d’accord pour admettre que tu es bien l’une des causes de tout cela. »

C’était arrivé comme une pierre. Coulée au fond de l’eau. Touchant le sol de son poids lourd. Ecrasant. Il est vrai qu’elle avait été brusque sur ce coup. Mais les choses ne semblaient pas aller assez vite pour Appie. Elle voulait savoir tout le fond de cette histoire. Pourquoi tant de complexité pour aussi peu de chose ? Ah l’amour. Toujours ! Comme un aimant à problème. Deux mots pour définir tellement. C’était bien là la vision que s’en faisait la demoiselle.

« Moi je veux juste comprendre. Tout. Pas quelques à côté, pas quelques détails. Vous, vous aimez oui ou non ? Et puis c’est quoi tout ce merdier ? Et ne me réponds pas par quelques phrases vagues, comme si je devais inventer le sous-titrage. »

Elle n’était pas venu pour picorer les quelques miettes de détails qu’on daignerait lui octroyer. Tant de baratin pour quelques bouts de sentiments. Qu’on ose enfin mettre les mots sur les faits. Cela exaspérait Appie au plus haut point. Tant de complication. Qu’on l’achève pour de bon. Non, la compassion n’était pas vraiment dans ses cordes. Mais elle pouvait en tisser un semblant de compréhension.

« Oui, il y a quelque chose mais encore ? Kienan te regarde et pouf. »

Elle avait des allures de mère Térésa. Et cela la fit rire doucement. Elle. En mère Térésa. La bonne blague. C’était comme un cochon à Birmingham. Elle n’était pas venue pour faire la leçon, loin de là. Ils faisaient ce qu’ils voulaient. Mais de là à devenir un vrai système de bombe. Doigt sur le bouton, près à dégainer dès qu’un évènement survient. Et qui en serait les victimes ? Cruelle mais complice d’un meurtre non.

H.J: Désolé du temps de réponse, j'ai eut une longue semaine ><

De longs traits d’irritations se dessinaient sur le front de Belammée. Etait-elle ennuyée par son intérêt pour leur « histoire » ou bien juste par sa simple présence ? Mais qui s’énerve attend une tempête, Appie n’était pas prête à rester de marbre. Des mots qu’on jette sans même prendre soin du respect, réflecteurs de l’humeur violente. Soudains, brusques. Loin de ce que la petite blonde pouvait supporter. Son sang ne fit qu’un tour face à cette réaction incompréhensible. Elle n’était pas venue pour la juger, ni pour lui faire avouer un crime. Au contraire, elle n’avait cessée de poser des questions, tout en diplomatie. Non pas qu’Appie soit le genre très calme et subtile. Mais là, il ne s’agissait pas d’elle et de son égo, flatterie puérile. Cela concernait Kienan.
Elle s’en contrefichait de leurs ressentiments, de leur petit jeu. Elle n’était pas maîtresse de garderie, ou dompteuse de lion. Provocatrice. Elle le défiait le monde, mais jamais elle ne s’y pliait. Belammée aurait pu continuer à argumenter, contre-argumenter, en dire des tonnes ou ne rien dire dans le cas présent, cela importait tellement peu. L’amour, dorénavant, elle le fuirait de toutes ses forces. Vu les dégâts que cela provoquait, ce n’était guère reluisant. Elle n’en avait donc que peu à faire de tout ce bavardage inutile, bruyant. Si c’était pour dire « je ne sais pas », cela n’en valait vraiment pas la peine de parler. Oui, Appie commençait à s’énerver et non cela n’annonçait pas de beaux augures.

Si seulement on pouvait s’arrêter un minimum sur les faits. Peut-être expliquer les faits et dire ce que l’on compte faire ? Au lieu de faire du sur place en brassant l’air de ses bras dans l’espoir d’un quelconque impact. Parce qu’il s’agissait bien de cela à l’heure qu’il était. Belammée dans ses histoires alambiquées, Kienan dans son lit d’hôpital et Appie comme une cruche au milieu de ce couloir devenant de plus en plus étroit.

La réponse de Belammée en fut d’autant plus comique. « J’étais pas là » comme dans ce sketch où l’humoriste dit « c’était pas moi, j’étais au cinéma ». Appie était persuadée que la petit blonde en savait plus qu’elle ne disait. Après elle s’égarait peut-être. Elle imaginait des tonnes derrière une histoire toute bête. Mais elle pouvait voir l’autre demoiselle trépigner de rage ou d’impatience. Peut-être prête à lui sauter à la gorge. Impétueuse voyeuse. Appie était comme un obstacle à la suite du spectacle.

« Non je ne peux pas passer à autre chose. Je suis préoccupée pour Kienan et toi on dirait que tu te balades nonchalante. Donc même s’il ne t’aurait rien dit, t’aurais pas cherché plus loin. T’en as quelque chose à faire de lui au final ? »

Il est vrai, que sur le coup, elle n’avait pas du tout cherchée à se retenir. Elle aurait put aller encore plus loin, mais cela viendra peut-être après ? Tout semblait mener vers un et unique chemin, ou plutôt deux bouts de chemins qui chercheraient à s’éloigner autant que possible l’un que l’autre mais qui malgré tout rentreraient en collision à la manière du bitume qui rencontreraient un autre morceau de béton. Terrible, violent.

« Moi ce que je veux, c’est que tu me dises pour de bon si tu t’éloigneras de lui ou si tu veux définitivement de lui. Pas d’alternative possible. Vous comptez vous détruire jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucun ? Et au nom de quoi même ? »

Corbeille.