Jodie poussa les portes de ce petit bar en sachant très bien qu’elle allait le trouver ici, assis sur un tabouret, devant le comptoir, en train de draguer je-ne-sais-quelle pétard, tout en se buvant une bonne bière rousse, ou peut-être blonde, tout dépendant du genre de filles qu’il voulait se prendre ce soir, on ne sait pas trop. Ce mec qui l’avait carrément humiliée, quelques jours plus tôt, malgré qu’ils n’aient été que tous les deux. Ça ne prend pas une foule entière qui vous regarde pour que vous vous sentiez rabaissée. Juste parce que la brunette avait refusé ses avances d’emblée, qu’elle lui avait fait comprendre qu’elle ne cherchait pas du tout la même chose que lui, il l’avait traité de petite sainte-nitouche et de coincée de façon gratuite. Comme si elle ne savait pas du tout s’amuser dans la vie. Contrairement à ce qu’il pouvait bien croire dans sa tête de coureur de jupons égocentrique, Jodie était bien capable de lâcher son fou une fois de temps en temps. Seulement, avec tous les événements qui étaient récemment survenus, elle n’avait pas nécessairement envie de se retrouver sur le site web de Watch Out. Encore une fois. En effet, la veille seulement, elle avait fait le sujet principal d’une rubrique qui en fait était entièrement consacrée à sa petite personne et ses mensonges. Son mensonge, plutôt. Celui d’avoir survécu à sa maladie mais d’avoir fait croire le contraire à tous ses proches, sous prétexte que le transplant pouvait être rejeté, et qu’elle ne voulait pas les faire tous souffrir une seconde fois. Elle avait cru que ça n’en valait pas la peine; elle s’était royalement trompée. Oh oui, Kienan était d’un charme fou et avait une gueule d’ange qui ne repousse aucun être humain. Oh oui, elle aurait bien envie de s’abandonner dans ses beaux yeux bleu pâle. Toutefois, Jodie devait se reprendre en main et montrer qu’elle était encore la même, si elle voulait qu’on arrête de la regarder de travers. C’est pourquoi elle l’avait rapidement repoussé. Mais alors voilà, elle en avait assez qu’il lui attribue le titre de sainte-nitouche. Alors elle marcha jusqu’à lui, qui était accoudé au bar. Elle se planta devant lui, dans ses jeans cigarettes foncés et son débardeur noir plutôt décolleté. Ses cheveux longs étaient relâchés sur ses épaules, plats. Elle haussa ses sourcils parfaitement épilés. « Juste pour qu’on se comprenne bien, toi et moi, je ne suis pas coincée comme tu sembles le croire. Rappelle-toi juste que ce n’est pas toutes les filles qui sont à tes pieds. T’es pas aussi irrésistible que tu le penses. Alors cesse de m’insulter juste pour te sentir mieux, ça change rien au fait que t’es pas du tout mon premier choix. » Elle se tourna vers le barman. « Un Bloody Mary, s’il-vous-plaît. »

D’accord, il n’avait pas tort sur ce point-là. D’ailleurs il avait vraiment vu juste pour le cas de Jodie. Elle qui ne cessait de demander à tout le monde de ne pas la juger, elle qui disait que c’était la pire des choses d’avoir une opinion sur quelqu’un basé sur des premières impressions. Elle était pourtant la première à juger les gens de par leurs approches. De plus en plus, Jodie réalisait à quel point elle était fausse : tout son univers lui semblait être devenu un mensonge. Ses valeurs, ses idéaux, avaient-ils seulement déjà existés ? Rien n’était moins certain. Dieu qu’elle était perdue, maintenant que tout s’était écroulé autour d’elle. Elle n’avait plus aucun repère, ne se reconnaissait plus si elle ne pouvait plus se voir dans les yeux d’un autre. Elle n’aurait su dire qu’est-ce qui s’était passé avec elle depuis les derniers mois. Elle ne s’était pas vue évoluer, changer. Dans sa tête, elle était la même petite Jodie Moire d’avant, toute naturelle, gentille et inoffensive. Pourtant, on ne cessait de lui rappeler que ce n’était plus le cas. Même ceux qui ne la connaissaient tout simplement pas, semblaient lire en elle mieux qu’elle-même ne pouvait le faire. Effectivement, Kienan faisait parti des cons aux yeux de la brunette. Elle l’avait tout de suite diagnostiqué comme nombriliste, qui s’aime un peu trop et qui ne pense qu’à baiser, encore et encore. Peut-être avait-elle raison, peut-être aussi avait-elle tout faux. Mais elle le détestait déjà pour ce qu’il donnait l’impression d’être. C’était con, mais c’était comme ça. C’est pourquoi elle lui déballa ce grand discours qu’elle avait pratiqué dans sa tête avant de venir l’aborder comme ça, à l’improviste, au comptoir d’un bar paumé. Ou pas paumé : elle ne s’y connaissait pas trop en endroits branchés. Reste-t-il qu’au lieu de lui renvoyer la balle, il lui paya plutôt le verre qu’elle venait d’ordonner. Elle le regarda en haussant un sourcil. « Merci, c’est gentil. » Par simple petite mesure de politesse, parce qu’il n’y avait vraiment rien de sincère et doux dans le ton de sa voix. Elle se fichait bien qu’il gaspille son argent pour elle. Elle ne se ruinerait pas en alcool ce soir, tant mieux. Puis il se leva de son tabouret et alla s’asseoir dans son coin, après lui avoir relevé un point important dans ses actes. Il lui tapota l’épaule, faussement amical, plutôt fendant et arrogant, et se retira. Jodie le regarda partir, la bouche ouverte puisqu’elle était royalement offusquée. Elle attrapa son Bloody Mary, en bu une gorgée tout en se levant et marchant adroitement jusqu’à lui. Le verre dans sa main droite, elle posa sa main libre sur sa hanche et regarda Kienan de haut. Puisqu’il était assis, et elle debout. « T’as raison. Sur ce coup-là. Je te connais pas. Mais tu me connais pas non plus. Alors ce soir, prouve-moi que je me suis trompée à ton sujet, et après tu n’entendras plus jamais parler de moi. » Par contre, si elle avait vu juste quant à sa personnalité, il allait en entendre parler encore longtemps. Voyez ? Encore une preuve que Jodie n’était plus l’agneau d’avant. La gamine d’il y a un an ne se serait même pas pointée dans ce bar en premier lieu. Elle aurait même encaissé tous les commentaires de Kienan, encaissé les rumeurs qu’il lançait, sans rien dire. C’était terminé, ça.