Je vous l’accorde, une église, c’est parfois un lieu qui ne vous donne pas envie de rire. Ce n’est pas le lieu le plus heureux – du moins, pas à mes yeux. C’est un endroit sacré à vous donner froid dans le dos. D’autant plus que, n’étant pas religieuse pour un sous, le sens derrière tous les vitraux et objets m’était peu important. J’appréciais la beauté des lieux, tout en le considérant comme assez inquiétant. Certes, les mariages célébrés en cette église devaient être merveilleux. Je n’avais jamais assisté à un mariage. Qu’à des enterrements. Probablement pour cette raison que j’y attachais une valeur si négative, à ces églises. Ce soir toutefois, un événement hors du commun s’y déroulait. Un orchestre symphonique de grand nom, selon Elijah, y jouerait ses musiques instrumentales toutes plus spectaculaires les unes que les autres. J’adorais la musique classique, d’autant plus lorsqu’il y avait une harmonie entre le piano et des violons ; alors là, je craquais. J’avais peur de me mettre à pleurer devant mon ami mais, en même temps, ce genre de musique faisait vivre en moi des émotions si profondes et désarmantes. Bref, j’avais enfilé une robe noire assez sobre, avec une petite dentelle à l’endroit du décolleté, arrivant un peu en haut de mes genoux. J’avais de petites ballerines montées sur un talon assez bas pour me chausser les pieds. Rien de bien extravagant. Je voulais être assez propre pour ne pas provoquer quoi que ce soit au sein de cette église, mais avec une touche élégante de féminité comme j’aimais l’arborer pour des soirées aussi spéciales. Ne sortant que très rarement, mes soirées avec Elijah me faisaient toujours sentir comme une femme importante, cultivée, à la limite bourgeoise ! C’était stupide, car en fait nous ne faisions que nous intéresser à l’art, mais cela me donnait une certaine estime de moi-même que je ne me connaissais pas.

J’avais rendez-vous avec Elijah sur les marches devant l’église, et voilà où je me trouvais une quinzaine de minutes avant la représentation. Je voyais déjà les bancs à l’intérieur se remplir et j’avais peur que nous soyons trop loin. En même temps, c’était plutôt la musique qui importait, mais j’aurais quand même préféré voir l’orchestre plutôt qu’un spectacle de têtes. Enfin, au loin, je vis mon ami. Je lui envoyai la main, un grand sourire scotché au visage. « Elijah ! » M’exclamai-je pas trop fort, juste assez pour l’interpeler. Il gravit les escaliers jusqu’à moi et je le pris furtivement dans mes bras. « Vite, on discutera à l’intérieur, l’église se remplit à vue d’œil ! » Je le pris par la main dans ma simplicité et impulsivité habituelle, et je le tirai avec moi presque à la course jusqu’à l’intérieur. Je ne pris le temps de m’arrêter que pour tendre nos deux billets au placier qui se trouvait à l’entrée. J’allai finalement m’asseoir en bord d’allée, à la première rangée libre que j’aperçus. « Bon, je peux reprendre mon souffle. » Avec ma maladie, la fibrose kystique, une simple course de la sorte me donnait parfois bien du fil à retordre. Je l’avais toutefois dit d’un ton rieur. « J’ai hâte d’entendre, je n’ai même pas eu le temps de me familiariser avec le compositeur … » Avouais-je, coupable.

Je pris un air faussement offusqué lorsqu’Elijah me dit qu’il croyait que je serais en retard. La bouche entrouverte, je posai mes poings sur mes hanches, penchant légèrement la tête vers la droite. « Ah ? Et pourtant, je n’ai pas l’habitude de te faire attendre, pourquoi il en aurait été autrement aujourd’hui ? » J’étais loin d’être la femme à passer deux heures à la salle de bains avant de sortir de chez moi. J’étais bien consciente que nous allions assister à un spectacle d’orchestre dans une église noire de monde et donc que je ne serais pas le centre d’attention. Nul besoin d’avoir tous ces artifices au visage et dans les cheveux. Malgré ma robe plus classe, j’étais tout de même dans la simplicité qu’on me connaissait si bien. Bref, suite à mon petit acte offusqué, je tirai mon ami vers le banc que nous allions occuper pour les deux prochaines heures. À mon arrivée essoufflée de cette course, Elijah sembla me retenir un peu par le bras, par peur que je m’écroule d’un seul coup. Je lui souris en reprenant mon calme. « Ne t’en fais pas, ça va. » J’aimais bien quand mon ami m’appelait chérie. Même si je savais que cela ne réjouirait pas Pacey, je savais pour ma part que cela n’était qu’une marque d’affection amicale, et j’appréciais. Je ne lui rendais toutefois pas la pareille, ne l’appelant pas chéri ou encore coco. Ce n’était pas mon genre. Même avec mon amoureux, il était rare que j’use de ces mots mielleux. Ce n’était pas moi, tout simplement. Mais j’aimais l’entendre de la bouche des gens qui comptaient pour moi. Voyant qu’Elijah avait cessé de s’inquiéter de mon état, étant donné que j’étais de retour à mon état normal, je m’assis et lui parlai du fait que je ne connaissais même pas ce que je m’apprêtais à entendre. Il m’éduqua un peu, comme à son habitude. Pas d’une façon condescendante, juste passionné. J’écoutai attentivement. « Tu crois qu’on aura droit à des chants grégoriens ? J’aaaaaime tellement comment ça sonne. » Je n’étais pas religieuse, mais la musique s’y rattachant c’était une autre histoire. Ces mélodies m’emportaient et me donnaient l’impression d’être dans un état plus spirituel, détaché de mon corps. Je sursautai légèrement lorsque les grandes portes derrière nous claquèrent au moment de leur fermeture. Un rire nerveux et honteux de ma réaction apeurée s’échappa de mes lèvres. Je regardai Elijah, conservant un sourire. « Putain ils vont réveiller les morts. » Quelle belle façon de parler dans un lieu aussi sacré ! C’était tout à fait moi. La maladresse habitait mes mots autant que mes gestes. Alors que les membres de l’orchestre entraient au-devant de l’autel, j’applaudissais comme les autres tout en me penchant vers mon ami. « Bon spectacle ! » Je n’étais pas du genre à parler durant un spectacle, surtout pas musical, alors j’allais être dans ma bulle jusqu’à la fin, échangeant peut-être des regards impressionnés et des sourires avec Elijah de temps en temps.

Je fus surprise d’apprendre que les chœurs seraient en allemand. Décidément, je ne connaissais rien à rien à Karl Jenkins. Je me sentais certes inculte, mais je me disais qu’au moins je prenais le temps d’apprendre à le connaître, en « live » en plus ! Ce ne sont pas tous les jeunes adultes de mon âge qui seraient prêts à faire le grand saut à l’aveuglette comme moi, sans savoir dans quel genre de soirée ils s’embarquaient. C’était mon goût pour l’aventure – aventure plutôt raisonnable je vous l’accorde, mais quand même. C’était déjà mieux que de rester enfermée dans mon salon à regarder un film que j’ai déjà vu cent fois. Je découvrais. Avec un immense plaisir. Et puis c’était si beau. Quand il joua le morceau Palladio, je fus tout simplement aux anges. Les violons me donnaient envie de m’offrir en spectacle en improvisant un ballet dans l’allée. Je me contins, évidemment, ne voulant pas me couvrir de ridicule et foutre la honte à Eli. Je me contentai de fermer les yeux un moment et de me laisser transporter. C’était inspirant. Une larme coula le long de ma joue, je crois. Je ne suis pas certaine. Je n’étais pas vraiment moi-même, ni présente. J’étais ailleurs, transportée. Par la suite, toutes les œuvres jouées, que ce soit Adiemus ou Benedictus, l’effet était le même. Je me sentais si paisible ; si bien. Tout simplement. Puis le concert se termina, et c’est avec regret que je quittai le banc d’église pour regagner la sortie, en compagnie de mon ami. Je remarquai d’ailleurs que celui-ci avait sorti machinalement son paquet de cigarettes. Je rougis légèrement, et probablement mon malaise se faisait-il sentir à des kilomètres à la ronde, car Elijah rangea rapidement cet objet qui pouvait tant me nuire. Il me lança un regard désolé et je lui souris en secouant légèrement la tête. « C’est pas grave. C’est facile d’oublier. » Enfin … pour les autres. Moi, je n’oubliais jamais ma maladie. Elle était plutôt douée pour me rappeler constamment sa présence en me donnant du mal à respirer convenablement. Mais je le cachais bien. Je n’en voulais donc pas à Elijah de ce petit faux pas. Le jeune homme me proposa finalement un café. J’hochai la tête avec enthousiasme. « Oui, ça je veux bien ! Je connais pas trop les environs par contre alors je te suis. » Comme je n’étais pas originaire de San Francisco et que je ne sortais que très rarement dans ce quartier, j’allais probablement me perdre si je me mettais à la recherche d’un café. Je suivis donc Elijah et je mis mon bras autour du sien pour me sentir plus près de lui. C’était purement amical. Sa présence m’était agréable et la chaleur de son corps aussi ; rien de plus. Et je ne pensais pas que cela pouvait être mal interprété – il me semblait qu’entre Elijah et moi, le statut d’amitié était bien installé. Bien compris et assimilé. Sans ambiguïté. « Finalement que les chœurs aient été dans n’importe quelle langue, j’aurais pas compris grand-chose. J’sais pas si c’est l’écho dans l’église ou juste mon cerveau qui est nul, mais je ne discernais pas vraiment les mots … » Avouais-je avec embarras.