C'était un après-midi comme les autres, ni trop calme ni trop chargé. Comme tous les jours, les étudiants et professeurs défilaient au bar de l'Albatross, certains prenant la peine de saluer Billie derrière son comptoir, d'autres se contentant de lui passer commande et de la remercier une fois les consommations réglées et d'autres encore qui, tout simplement, ne la calculaient même pas, préférant s'asseoir à une table entre amis et se perdre dans des discutions à l'intérêt plus ou moins poussé, sans prendre la peine de remarquer qu'elle slalomait parfois au sein de l'établissement afin de ramasser les verres oubliés aux coins des tables par les clients distraits ou n'ayant pas voulu faire l'effort de ramener la vaisselle sale au bar après leur passage ... Quoiqu'il en soit, l'après-midi n'avait rien de passionnant et Billie, pour tuer le temps, fredonnait un air de rock entre deux essuyages de verres à l'aide du torchon qui, quand elle ne l'utilisait pas, pendouillait toujours de la poche arrière de son jean.

Seule derrière le comptoir tandis qu'aucun client n'avait pris place sur les hauts tabourets qui permettaient de déguster sa consommation à même le bar, elle nettoyait sa vaisselle d'un air absent, se dandinant parfois pour accompagner la mélodie qui s'échappait de ses lèvres et que les hauts parleurs de la salle diffusaient à un niveau plus élevé, directement branchés sur la radio universitaire. D'ailleurs, s'entendre fredonner du Green Day lui donnait l'étrange impression d'un retour en arrière inattendu, comme lorsqu'elle était elle-même étudiante à Seattle et que sa place se trouvait de l'autre côté du bar, du côté des élèves, du côté de ceux que l'on sert et non pas de ceux qui servent. Mélancolique, elle ne put s'empêcher de se dire que cette constatation résumait tristement les choses : elle avait troqué un statu d'étudiante contre celui de barmaid et, même si elle ne se plaignait pas de ce job, elle n'aurait pu nier que l'époque où les cours étaient sa seule préoccupation lui manquait cruellement. Que n'aurait-elle pas donné pour redevenir un étudiante comme les autres, sans soucis de loyer, de jonglerie entre les petits boulots et surtout - surtout ! - de vilains mensonges à garder pour elle avec toujours l'angoisse que quelqu'un ne la perce à jour ...

Toute à son affaire et perdue dans ses pensées, elle ne vit pas Roman faire son apparition dans l'encadrement de la porte d'entrée tout comme elle ne le remarqua par lorsqu'il s'approcha du comptoir. Au lieu de quoi, elle essuya le dernier des verres qui nageait encore dans son évier, soupira lourdement pour chasser ses idées noires et tourna le dos à la salle pour entamer un tri méthodique des récipients ; le but étant de les classer du plus grand au plus petit sur les étagères du bar, comme le demandait la procédure d'entretien du matériel. Coïncidence ou retour en force de ses souvenirs passées qui suffirent à la déstabiliser assez pour rendre sa gestuelle maladroite, l'un des verres lui échappa des mains et s'écrasa au sol dans un grand fracas qui ne suffit pourtant pas à couvrir le « Merde ! » exaspéré qu'elle lâcha sous le coup de la surprise. « C'est pas vrai ... » Ronchonna-t-elle dans sa barbe en s'accroupissant pour ramasser les morceaux de verre éparpillés un peu partout derrière le comptoir.