Les yeux brouillés par mes larmes, je cours à travers les couloirs de Berkeley. Ça fait maintenant plus de trois mois que je suis ici. Je le cherche lui, son visage familier, celui qui je sais saura comment faire pour m’aider. Il avait déjà essayé l’année dernière, je m’en souviens très bien. Je n’étais que cette pauvre fille à la rue qui cherchait désespérément à trouver des informations sur la mort de sa sœur, sur sa famille qui l’a poussé à exécuter ce geste affreux. Je n’étais rien. Mais lui, il a voulu m’aider. Il a essayé malgré tout de venir à mon secours. Sans grand résultat. Je dois dire que l’ai envoyé bouler si sèchement que je croyais ne plus jamais le voir. Mais il revenait. Il réessayait. Chaque jour j’avais droit à mon petit moment avec ce beau brun mystérieux qui persistait à vouloir m’amener chez lui. Erwan. Je n’avais pas oublié son nom. Quand j’ai finalement abandonné mes recherches, j’étais prête à accepter son aide. Mais il ne venait plus depuis déjà un moment. Il avait fini par comprendre que ça ne servait strictement à rien. Il m’avait juste trouvée au mauvais moment. Quelle fut ma surprise quand je l’ai croisé dans les couloirs de Berkeley. Je m’attendais à tout sauf à ça. Je l’avais tout d’abord évité, puis on m’avait parlé de ses études en psychologie, qu’il était très doué et qu’il cherchait à progresser. Je me suis alors souvenue des paroles de mon psychologue resté à New York : "Tu devras rapidement trouver quelqu’un qui sera capable de canaliser tes émotions, de te calmer et de te garder les pieds sur terre. Trouve-toi une personne à qui tu pourras te confier, à qui te feras confiance pour de vrai" m’avait-il dit. Je n’avais aucune idée si j’allais trouver cette personne à l’époque, mais je me suis tout de même dirigée vers Erwan pour qu’il m’aide en attendant. Il a même essayé de trouver quelqu’un qui me correspondrait, qui m’aiderait plus que lui. Mais la vérité, c’est que personne ne m’a été d’une plus grande aide que lui. Cette personne est devenue lui très rapidement, en quelques semaines je m’étais rendue à l’évidence : personne ne me calmerait comme il réussissait à le faire. Il était devenu mon ancre. Mon meilleur ami. Et j’ai besoin de lui. Il faut que je le vois tout de suite ou mon cœur va exploser, et ma tête avec. Une bousculade me fait revenir sur terre et je remarque que je suis tombée. Je ne relève pas la personne dans laquelle je suis rentrée et reprend ma course à travers les couloirs du bâtiment pour finalement arriver dehors et continuer de courir comme une folle. Mes larmes ne s’arrêtent pas, tout comme mes jambes. Je craque. Je l’ai vue. Elle. J’ai vu Chanel. Mais que dis-je ? Je ne l’ai jamais appelée Chanel.. J’ai vu Cece. J’arrive enfin devant la porte de la bibliothèque. Je savais que je le trouverai là. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en étais sûre. J’entre cette fois-ci en marchant, sachant que si je courais entre les étagères je passerais un sale quart d’heure. Mes yeux recherchent son visage comme un radar cherche un objet précieux. Puis un éclat. Il est là. Je me dirige à pas lents mais décidés vers lui et m’assieds à ses côtés.
"- Erwan.." chuchotai-je doucement pour ne pas l’effrayer.
Je reprends mon souffle avec difficulté tout en cherchant quoi dire. Comment lui dire avec des mots ? Comment expliquer ce qu’il se passe dans ma tête ? Peu importe la manière dont je l’explique, il comprend toujours. Il sait. C’est tout. Avec lui je peux me montrer faible, énervée, violente, joueuse, heureuse, peste.. Il saura toujours quoi dire ou non, si mes réactions sont appropriées ou pas. Il est le seul que j’écoute, il est le seul à être au courant de toute mon histoire.
"- J’ai vu Cece" me lançai-je alors d’une voix plus affirmée.

Un sourire aux lèvres, Erwan attrape ma main et sèche mes larmes de l’autre. J’essaie d’oublier tout ce qu’il se passe autour de nous. Les regards indiscrets qui nous fixent, les personnes agacées par mes paroles.
"- Dis-moi tout, vous avez parlé ?" dit-il d’un air concerné.
Tenant toujours sa main dans la mienne, j’observe ceux qui nous entourent. Tout semble tourner, j’ai l’impression de tomber encore et toujours, de n’avoir aucune issue, d’être coincée dans ce noir si oppressant. Je dirige mes yeux vers les siens qui ne m’ont pas quittée. Son regard me rend nerveuse. J’ai l’impression qu’il lit en moi comme un livre ouvert et, bien que son aide me soit précieuse, je n’aime pas être si vulnérable face à lui.
"- Et bien.. Pas exactement.." dis-je dans un murmure.
Un grand nombre de soupires remontent à mes oreilles. J’ai l’impression que nous ne sommes pas les bienvenus pour parler ici.. Je resserre mon étreinte sur la main d’Erwan et adopte un regard rempli de détresse. Je me penche lentement vers lui, rapprochant mon visage du sien, et lorsque mes lèvres arrivent à son oreille, je lui chuchote doucement :
"- Tu ne veux pas qu’on aille parler de ça.. Ailleurs ?" dis-je d’un ton hésitant en jetant un coup d’œil autour de nous.
Les personnes présentes nous regardent d’un mauvais œil, et je n’aime pas leur attitude envers nous. À croire qu’ils sont plus importants que nous, ils nous prennent de haut simplement parce que nous osons parler dans une bibliothèque. À moins que ce ne soit parce que la plupart sont des habitués de cet endroit, et qu’ils me voient pour la première fois. Il est vrai que je ne viens jamais dans la bibliothèque de Berkeley. Si j’ai besoin d’un livre ou quoi que ce soit, je vais à la librairie. Et si je veux travailler, je reste chez moi bien au chaud. Il n’y a rien de mieux que de travailler sur son lit d’après moi. Je me recule afin d’observer Erwan et, tirant sur sa main, l’oblige à se lever pour me suivre. Ma phrase pouvait paraître comme une question, c’en était d’ailleurs une, grammaticalement parlant. Mais tout le monde sait que, quand je pose une question dans ce style, c’est surtout une affirmation. Je tire donc mon beau brun hors de cet amas d’intellectuels et, une fois arrivée à l’extérieure, je me pose sur un banc non loin, toujours suivie par Erwan. Je plonge mes yeux noirs dans les siens et me lance.
"- Je ne lui ai pas parlé. Disons que je n’en ai pas eu la force.. Elle m’a regardée, droit dans les yeux même, et c’était comme si elle m’avait poignardée en plein cœur. J’ai tellement mal Erwan.." lâchai-je en un seul et unique souffle.
Je crois bien que j’ai parlé vite. Beaucoup trop vite même. Mais ça n’a pas d’importance. Mon cœur bat vite, mon sang coule trop vite dans mes veines, et ma tête me fait horriblement mal. Je sens que je vais être malade.