Elle était à moitié affalée contre la porte de cet appartement, ayant visiblement quelques difficultés à se tenir debout sans l’aide d’un support. A y repenser, même avec support, elle avait du mal. Elle n’avait jamais été dans un état pareil. Le manque, elle avait déjà expérimenté, bien sûr, lorsqu’elle avait cherché à connaître ses limites. La douleur, elle connaissait parfaitement. Les deux en même temps, elle l’avait connu pendant un temps, puis elle avait oublié. Ce soir-là, tout semblait lui revenir en pleine figure ; et pour la première fois depuis des années, elle commençait à se dire que peut-être que se reposer sur la drogue n’était au final pas une si bonne idée que cela. Elle soupira. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien foutre, à mettre autant de temps à ouvrir la porte, hein ? Il n’était quand même pas si tard ! Quatre heures, c’était rien. Elle était infirmière, n’était-elle pas censée être habituée à se faire réveiller en urgence ? Elle chercha à s’allumer une cigarette, mais elle ne parvint même pas à la sortir du paquet. Ses mains tremblaient, bien plus que d’habitude, et malgré ses essais multiples, elle n’arriva au final qu’à écraser la moitié de son paquet entre ses doigts. Nouveau soupir. Elle martela la porte de coups.

La question, c’était surtout de savoir comment elle avait réussi à vider toutes ses fioles de morphine. Parce que si elle était là, à camper devant chez Leanne, c’était surtout pour avoir une dose. Et aussi parce qu’elle s’était dit que cogner deux trois fois son poing reconstruit contre un mur était la bonne solution pour calmer la douleur. Vous savez, si on a bien mal d’un coup, ça paraît moins douloureux ensuite. Ca pouvait paraître rationnel, dans un sens, même si ça ne l’était pas. Le comble pour une étudiante en psychiatrie, même si elle était bien placée pour savoir que la douleur faisait faire des choses totalement folles. Alors oui, elle avait mis sa main dans un état encore plus dramatique qu’elle ne l’était avant ; et oui, elle saignait, mais qu’importait. C’était cependant entièrement de sa faute, comme bien souvent. Elle avait trop utilisé, sans même s’en rendre compte, et avait épuisé ses réserves sans y faire attention. Puis elle avait essayé pour la énième fois de jouer du Chopin, tout en sachant pertinemment qu’elle n’y arrivait pas, et la voilà dans l’état pathétique qui s’est encore aggravé.

Elle se demandait encore comment elle avait réussi à atterrir jusque là. Son ‘incident’ était arrivé plus tôt dans l’après-midi, et elle s’était bêtement dit que ça se calmerait. Mais bien sûr, ça n’avait fait qu’empirer, et elle avait fini par décider d’appeler à l’aide, et pour cela elle venait chez la seule personne à qui elle faisait confiance à propos de ces choses-là. Mais ne pouvant décemment conduire, elle avait erré avec la main enrubannée dans une serviette maintenant ensanglantée, à la recherche d’un taxi. Par chance, même s’il était tard, c’était San Francisco, et les taxis restaient présents. Mais le chauffeur avait quasiment dû la porter pour l’amener jusqu’à l’étage où habitait Leanne, et avait plusieurs fois insisté pour l’amener à l’hôpital, ce contre quoi elle s’était battue bec et ongles. Et finalement, elle était là, contre la porte toujours fermée de la brune. Elle avait beau marteler le bois de coups de poings, il ne se passait rien. Et soudain, ça l’illumina comme un éclair : peut-être n’était-elle-même pas chez elle ! Résignée, l’Anglaise se laissa glisser au sol, et se décida à attendre ; qu’elle se réveille ou qu’elle arrive. Il n’y avait rien d’autre à faire, de toute façon.

Elle semblait à deux doigts de s’endormir. S’endormir, ou plutôt s’évanouir. La douleur lui vrillait tous les sens et elle était incapable de faire quoi que ce soit d’autre que d’y penser. Dormir, probablement pas. Comment s’endormir alors que tout ce sur quoi on pouvait se focaliser, c’était l’impression qu’on lui découpait la main au scalpel. Et cette infirmière qui décidemment n’arrivait pas ! Il était clair maintenant qu’elle n’était pas chez elle, ou alors elle dormait sous somnifères. Mais dans les deux cas, l’attente était tout simplement insupportable. Peut-être aurait-elle dû aller à l’hôpital, à y repenser. L’idée lui trottait dans la tête, mais elle devait bien se rendre à l’évidence que ce n’était pas possible, ça ferait le tour des tabloïds. Elle ne pouvait pas se le permettre ; tout d’abord parce que ça donnerait un coup à sa réputation, ensuite parce que ses mères étaient persuadées qu’elle avait réussi à se sortir de cette spirale infernale qu’était l’addiction. Alors non, elle était résignée à attendre, aussi longtemps qu’il le faudrait. Mais elle espérait s’évanouir avant, comme ça elle serait inconsciente de la douleur qui parcourait à présent son avant-bras. Vous savez, cette habitude qu’à la souffrance à se répandre petit à petit.

Elle ne s’attendait tellement pas à ce que la jeune infirmière arrive qu’elle fît un bond en entendant sa voix. Elle rouvrit les yeux, et chercha à se redresser péniblement, sans sembler y arriver. Ca la faisait rager ; de toutes les choses qu’elle n’aimait pas, être une assistée était la pire. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence qu’elle n’arriverait jamais à se lever sans l’aide de la brune, aide précieuse qu’elle lui apporta après avoir ouvert la porte.

« Lady Wrestly … Where the fuck were you ?! »

Rappeler son rang, c’était s’accrocher au brin de dignité qui lui restait. Elle ne le faisait d’ailleurs jamais, elle détestait cela. Mais c’était un élan d’orgueil. Cacher sa vulnérabilité par de la méchanceté, ça marchait toujours très bien. Si elle se sentait mieux sur le moment, elle savait parfaitement qu’elle le regretterait par la suite, et qu’elle finirait par s’excuser auprès de Leanne. Mais qu’importait pour le moment, à part la piqûre qu’elle devait se dépêcher de faire. Elle se laissa asseoir sans protester, de toute façon incapable de tenir debout, et resta prostrée dans le cuir, presque amorphe. Elle la suivait des yeux, les mâchoires crispées.

« Please Leanne … »

Le message était clair : il fallait qu’elle accélère, elle n’en pouvait plus. Qu’elle force la dose, même, ce n’était pas grave. Tout, tout pour qu’enfin, ça s’arrête. La rousse retira tant bien que mal la veste qu’elle avait enfilée, et posa alors son bras sur l’accoudoir. Le travail le plus compliqué allait être de l’empêcher de trembler. Elle faisait de son mieux pour contrôler les spasmes qui agitaient sa main, mais ça restait tout de même trop dangereux pour piquer comme ça. Cependant, Delilah savait bien que l’infirmière avait l’habitude, ça n’allait donc pas poser de problème. La brune revint avec la fiole, et la seringue, et quelques instants plus tard, après quelques essais infructueux pour stopper les tremblements, le produit était enfin injecté dans ses veines. Il ne fallut que quelques longues secondes de plus pour qu’il se répande en elle, et pour que, petit à petit, il détruise la douleur. Elle lâcha un soupir satisfait, que dis-je, soulagé, alors qu’enfin, elle combattait la souffrance et le manque à la fois. Quelle substance merveilleuse, tout de même.

« Thanks … »

Ce n’est que lorsque toute trace de sensations disparurent qu’elle s’osa enfin à poser les yeux sur Leanne quelques secondes, puis sur sa main. Ah oui, elle avait oublié ce petit détail. Elle pissait le sang, comme en témoignait le tissu maintenant totalement imprégné. A nouveau, elle releva les yeux vers l’Anglaise, consciente qu’elle lui devait une explication.

« Right … About the hand … I kinda thought it would be a good idea to … Hit a wall, several times, with it. »

Stupidité quand tu nous tiens, vous dites-vous sûrement. En effet. Tellement stupide, et elle ne le savait pas encore, qu’elle avait entaillé ses phalanges assez profondément pour que l’on puisse discerner les tiges en acier qui tenaient ses os en place. Ah, stupide stupide mur en crépis.

Elle osait à peine pencher la tête et regarder l’état de sa main. Elle l’avait déjà vue, la première fois, lors de son accident, déformée et ensanglantée ; et la vision ne lui avait pas plu. Alors, elle ne préférait pas voir ce qu’elle avait fait de ses doigts. D’abord, parce qu’elle avait peur que cela relance la douleur. C’était idiot, certes, mais l’esprit avait un pouvoir non négligeable. Cependant, elle finit par céder à la tentation, et observa l’infirmière nettoyer les plaies. Ce n’était pas beau à voir, et un élan de douleur la relança. Ca ne l’étonnait pas, mais tout ce qui faisait moins souffrir était agréable. C’était comme un bourdonnement, une sensation particulièrement étrange. Elle sentait qu’elle la touchait, qu’elle ressortait les morceaux de gravier, mais ce qui lui faisait mal, c’était chaque contact avec les tiges en titane. Elles n’étaient pas altérées – notamment parce que Leanne avait un produit fabriqué spécifiquement pour cela – mais elles étaient source d’une souffrance continuelle. Parfois, elle se demandait si elle avait fait le bon choix, en refusant une greffe, mais l’idée d’avoir la main d’un autre la terrorisait toujours autant. Alors tant pis, de toute façon il était trop tard.

Elle finit par détourner les yeux, incapable de regarder plus longtemps le spectacle particulièrement peu ragoutant. Elle se demandait comment Leanne arrivait à supporter la vue de tant d’horreurs – parce que ce n’était probablement pas la pire chose qu’elle ait vue, travaillant dans un hôpital. Elle ferma les yeux, et chercha à se bercer pour ignorer ce qui était entrain de se passer, fredonnant un air de musique. Si l’on pouvait bien admettre une chose, c’était que la musique lui avait à peu près permis de se sortir d’un état peu glorieux après son accident. Certes, le piano lui avait fait faire un choix qu’elle regrettait parfois, mais hormis son addiction à la morphine, elle avait pratiquement tout oublié de ses imprudences. Bien sûr, il lui restait un pressentiment à chaque fois qu’elle conduisait, mais en soi c’était plutôt bénéfique ; puisqu’elle ne faisait rien de stupide. Ou presque. Enfin, après quelques longues secondes, ses phalanges étaient toutes empaquetées dans des bandages blancs, et l’Anglaise put alors totalement se détendre. Oh, elle savait bien que ce n’était pas terminé – elle attendait avec grande impatience l’engueulade certaine qu’elle allait subir de son médecin – mais qu’importait, pour le moment elle était aussi molle qu’un marshmallow.

« You’re gonna call him ? »

Question stupide, évidemment qu’elle allait l’appeler. Elle la suivit des yeux lorsqu’elle sortit de la pièce, et hocha distraitement la tête, pour elle-même. Elle n’était plus particulièrement lucide, la morphine s’attaquant après avoir détruit la douleur à ses neurones avec beaucoup de diligence. Les yeux flous, perdus dans le vague, elle ne remarqua que quelques secondes après qu’elle lui tendait un verre, et esquissa un sourire confus, attrapant le contenant. Evidemment, elle aurait préféré quelque chose de plus fort, mais elle doutait que Leanne accède à sa demande. Alors, elle prit une petite gorgée, trouvant cela en effet plutôt agréable.

« Thanks. I guess you won’t give me scotch ? »

Elle se détourna alors, le verre simplement entre les doigts. Elle laissa le silence s’installer sans gêne, s’y complaisant même. Elle savourait, encore, la sensation du poison dans ses veines, et se concentrait sur l’absence de douleur avec un bonheur total. Mais, finalement consciente qu’elle s’imposait peut-être à son hôte, elle se redressa, la fixant avec un air attentif – aussi attentif que son état pouvait lui permettre.

« Would you mind, if I stay here a little while longer ? » Elle sembla chercher ses mots un instant, et enchaîna. [color=#990033] « I mean, I guess you have to work tomorrow, I don’t want to deprive you of your sleep. »

Petit sourire gêné aux lèvres, elle se frotta doucement la joue. Elle ne voulait pas la déranger, mais elle ne se sentait pas non plus capable de partir tout de suite. De toute façon, il lui aurait fallu appeler un taxi. Se réinstallant dans le canapé, à moitié tournée vers son infirmière, elle finit par sourire un peu plus, orientant la conversation d’un autre côté. Elle aurait bien le temps de la chasser, de toute façon, elle ne résisterait pas.

« Do you think I’ll be able to play ? I have a concert in like, two weeks. You should come. »

Si elle était en effet capable de jouer, s’entend. Distraitement, Delilah glissait ses doigts sur les bandages blancs, et haussa finalement les épaules, relevant les yeux vers l’Anglaise.

« May I light up a smoke ? »