Sortie des cours. 17H00. A l’extérieur du bâtiment, le soleil n’est pas encore couché, mais presque. On voit déjà ses premiers rayons disparaître à l’horizon. Fourrant ma veste dans mon sac à bandoulière, je me dirige vers la cafétéria. J’aurai bien voulu rentrer à la maison, mais avec cette histoire de meurtre, aucun étudiant n’a été autorisé à quitter le campus avant que l’affaire soit résolue. Ce qui signifie : ne pas pouvoir prendre mon petit frère dans mes bras pendant plusieurs jours, voire des mois. Je le sens mal pour le coup. J’ai déjà horreur d’être enfermé, alors si c’est pour une histoire qui ne me concerne même pas, en plus … Enfin bon, un bon donut devrait me remettre d’aplomb pour le reste de la journée. Quittant le laboratoire de chimie, je dois faire le tour du bâtiment, passer devant les gymnases, et le coin des ‘drogués’ descendant plusieurs marches d’escalier, traversant une petite cour avec un chêne au milieu qui donnaient l’impression du territoire de Freddy Kruger, avant d’arriver à destination. C’est à ce moment là qu’un cri, bref et chétif, attire mon attention. Ce que j’aperçois alors, me fait stopper net. Le sang se retire peu à peu de mes joues, mes traits se durcissent, mes poings se serrent, et mon regard est devenu aussi noir qu’une nuit sans lune. Kirby, en train de se faire malmener par un imbécile que je n’ai d’ailleurs jamais vu sur le campus.

Tout en me dirigeant vers le couple, avec la ferme intention de lui remettre les idées en place à l’idiot du village, je me remémore les derniers mots que nous avions échangé, il y a deux jours à peine. « J’ai pas envie de parler, laisse-moi. » Elle insiste. Je ne l’écoute pas et poursuit ma route. « On n’a plus rien à se dire, toi et moi. T’as été suffisamment clair à Tampa. » grognai-je pour finir avant de tourner à l’angle du couloir et de la planter là, sans même un regard d’adieu. J’avais beaucoup changé depuis Tampa. Ce que tout le monde ignorait, à quelques exceptions près. Le décès de ma mort, et les circonstances de sa mort plus précisément, m’ont rendu plus distant et dur que jamais, même envers ceux qui furent autrefois, mes plus proches amis. Evidemment que je ne pensais pas un mot de ce que je lui avais jeté au visage deux jours plus tôt, mais de là à revenir vers elle, il y avait une grande différence. Sauf que ce soir-là, je n’avais pas le choix. Même si je lui en voulais toujours de m’avoir traité comme elle l’avait fait à l’époque, je ne pouvais pas me résoudre à l’abandonner dans un tel pétrin. Kirby était ma meilleure amie. Et plus encore : je n’autoriserai jamais personne à la maltraiter. Homme ou femme. « Hey toi. Si tu t’attaquais à quelqu’un de ton gabarit pour voir ! » grognai-je au type une fois arrivé près d’eux. Sans lui laisser le temps de répliquer, ou d’esquisse un geste dans ma direction, le coup partit. Qu’importe qu’il soit étudiant ou qu’il porte plainte pour agression. Il l’avait bien cherché. Et je ne regrettai pas mon geste. Un deuxième coup dans l’abdomen, et le type s’effondra. Le sang macule déjà ses lèvres, lorsque je m’apprête à lui envoyer un troisième coup, oubliant jusqu’à la raison de ma venue ici, à savoir : Kirby. D’où me venait une telle colère ? J’avais toujours été un peu mauvais garçon, mais jamais au point de frapper délibérément quelqu’un, surtout pas sur le sol américain. A croire que ma mère avait réellement fait de moi, l’homme  que j’étais en train de devenir. Un homme sans peur, et sans pitié.  

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Je ne m’y attendais pas. Quelle victime éprouverait de la pitié pour son bourreau, franchement ? Certainement pas moi. Aussi, lorsque Kirby me repoussa en arrière en me suppliant d’épargner de nouveaux coups contre ce type, je la regardais d’abord, incrédule. Finalement, je cédai, uniquement pour la forme. Il était de toutes façons suffisamment amoché pour ne pas retenter l’expérience. Et puis, ça le reprend un jour, je lui ferai une piqûre de rappel. « Je t’ai défendu, et il n’y a pas de quoi. » grognai-je à l’attention de la jeune femme alors qu’elle me tirait dans un endroit plus sûr. Effectivement, mieux vaut s’éloigner avant qu’une bande d’étudiants ne passe par là et n’alerte la doyenne, voire les flics. Quoique personnellement, je ne regrettais pas mon geste, et je m’en foutais complètement des poulets. Mais bon, si ça pouvait rassurer la Iota que je la suive… Sauf que sa réaction n’était pas celle que j’avais prévu. Je m’attendais à un remerciement, et basta. Certainement pas à ce qu’elle se mette à paniquer, ou à me tripoter pour savoir si j’avais été blessé dans la bagarre. – si on peut appeler ça une bagarre, étant donné que c’est moi qui portais tous les coups – Ce n’était pas de sa faute, on est d’accord. Il n’empêche que depuis l’incident d’il y a quelques semaines, je prends beaucoup sur moi pour ne pas fuir le moindre contact avec le sexe opposé. Il m’effraie toujours, je l’avoue. Même Sophie, la mère de mon frangin Connor, qui est la femme la plus douce qu’il me fut donné de connaître, peut faire tous les efforts possibles et imaginables pour me remettre en confiance, ça ne fonctionne pas. C’est seulement quand elle s’éloigne, que je peux respirer. N’en parlons pas de Kirby. Alors qu’on s’est effrité à Tampa. Elle est actuellement sur ma liste rouge des filles les plus ‘dangereuses’, et je fais de mon mieux pour ne pas la repousser avec violence, uniquement par peur qu’elle ne devienne trop proche ou au contraire, violente. Et c’est sûrement parce que la partie raisonnable de moi n’a pas oublié son amitié d’autrefois, et les bons moments que nous avons partagé que je réussis cet exploit en ce moment même. « Quoi, cette histoire de meurtre ? J’ai pas tué ce type, ok ?! Je le connaissais même pas, alors on s’en balance de ce que je viens de faire. Mais peut-être que j’aurai dû te laisser dans le pétrin, puisque t’es si reconnaissante. » Ca y est, je m’emporte. Inconsciemment, involontairement. « Ca va, j’ai rien. Me touche pas. » grognai-je à nouveau en libérant mon bras de son étreinte. Là-dessus, je regarde ailleurs. Gêné par notre proximité. Tout autant par le sentiment d’impuissance que j’éprouvais à son vis-à-vis. « Ecoute, faut que j’y aille là… à plus. » Et c’est tout ? Une baston et je m’en vais, comme si de rien n’était ? Oui, apparemment.

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« Oui, j’avais compris ça va ! Et je t’ai dit que je m’en foutais de ce que les gens peuvent croire ! » répliquai-je à nouveau en serrant les poings. L’heure était venue de débarrasser le plancher. Non pas, comme le craignait Kirby, pour ne pas être repérer, mais pour éviter de poursuivre cette conversation. Je n’avais rien à lui dire. Ou plutôt : beaucoup trop que je préférais me taire. Je n’avais jamais été très doué pour dire ce que je ressens. Et aujourd’hui, c’était pire que ça : je ne le montrais même plus. Parce que j’avais compris après ce que j’avais enduré des semaines auparavant, que de se mettre à nu peut être fatal. Parce que les gens se servent de vos faiblesses contre vous. Plus jamais ça.

Lorsque je m’éloigne, les mains dans les poches de ma veste, je l’entends qui me rappelle à l’ordre. Au départ, j’ai fait le sourd, en refusant de me retourner, jusqu’à ce que je fasse un tour sur moi-même. Elle croyait vraiment que je lui en voulais toujours pour Tampa ? Que je suis aussi puéril pour lui en vouloir alors qu’elle était complètement out, et moi avec ? Je n’avais pas la rancune tenace, qui plus est. Non, ce n’est pas ça le problème, Kirby. Mais je ne veux pas en parler avec toi. Avec personne d’ailleurs. Je ne PEUX pas, en parler, pour être tout à fait exact. Parce que ça reviendrait à me mettre à nouveau en danger. Et si un jour, nous ne sommes plus amis, tu risques de t’en servir contre moi. Le ferait-elle ? Non, je ne la croyais pas aussi mauvaise que l’avait été ma mère. Preuve en est que malgré nos fréquentes disputes, elle ne m’avait jamais frappé. Enfin, pas comme ma génitrice le faisait. Avec des cicatrices.

Elle me reproche de fuir. C’est à ce moment-là que j’ai baissé les yeux au sol, l’air contrarié, avant de faire marche arrière. Elle n’avait pas tort, je la fuyais. Je fuyais tout le monde ces derniers temps. Mais elle, ma meilleure amie…. Elle avait peut-être plus de droit que tous les autres de savoir ce qui m’arrivait. Pourquoi je me comportais de manière aussi glaciale depuis quelques temps. « Lève-toi, je te raccompagne jusqu’à ta chambre. Mais avant, on passe prendre de quoi manger. » Au moins, ça fera passer le temps plus vite, si jamais je n’arrivais pas à me confier.

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Je ne prête pas attention à son ton visiblement agaçé par mon attitude. Ca fait un bout de temps d’ailleurs, que je ne prête plus attention à ce que peuvent bien penser les gens, tout autour de moi. A quelques exceptions près, cela va de soit. Et Kirby en faisait partie, même si cela ne se voyait pas toujours. Oui, cette fille, aussi agaçante soit-elle parfois, compte à mes yeux, et son opinion tout autant. On se rend donc comme prévu à la cafétéria, et je me charge de prendre de quoi nous restaurer. Elle, se contente donc d’un sandwich, tandis que je m’emploie à pratiquement vider le contenu de la cafétéria de son ensemble de beignets, donuts, et autres viennoiseries. Je sais, trop de sucre n’est pas bon pour la santé. Encore moins pour moi qui dois surveiller constamment mon sang et sels. Mais il n’empêche que si je ne mange pas, je n’arriverai pas à discuter avec Kirby comme par le passé. Cet adolescent n’est plus, désormais. Après quoi, nous nous rendons sans un mot, ni un regard l’un pour l’autre, jusqu’à son dortoir. Je croise au passage le regard surpris de quelques étudiants Iota, et leur fait signe de baisser les yeux sous peine de prendre un coup de pied dans le derrière. J’ai horreur qu’on m’observe comme une bête de foire J’ai l’air encore plus mauvais qu’avant, et après ? Ca vous regarde, à vous ? Une fois la porte de sa chambre ouverte, je ne prends même pas le temps de répondre à sa remarque concernant le désordre qui y règne. Si elle voyait la mienne … Je m’installe donc sur le lit. Sauf qu’il y a un truc qui cloche. Avant, je la poussais sur le lit. J’installai même ma tête sur ses cuisses et je lui parlais, en toute confidence. Pourquoi est-ce que je n’y arrive plus aujourd’hui ? A agir comme un jeune normal ? A agir avec elle comme les amis que nous fûmes ? « Désolé. » C’est tout ce qui parvient à s’échapper de ma gorge, alors que je garde les pieds au plancher, et la tête baissée. Je dois commencer par quoi, au fond ? Il y a eu tellement de choses qui se sont produites. « Tu vas bien ? Il t’a pas fait trop mal, tout à l’heure ? » Je commencerai donc par prendre de ses nouvelles à elle, avant de lui en donner. Ca me paraissait plus simple. L’ancien Beni était idéal à ses yeux. Notre amitié l’était parce qu’elle reposait sur une mésentente habituelle. Le Beni d’aujourd’hui est dystopique. Imparfait, comme si quelque chose s’était brisé en moi. Pourrais-je le retrouver un jour ? Rien n’est moins sûr.  

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Bien qu’inquiet pour Kirby, je n’allais pas l’obliger à me montrer les blessures que l’autre type de tout à l’heure avait pu lui faire en la malmenant. Sûrement que Noah lui, l’aurait fait. Mais d’une, un petite ami n’a pas les mêmes ‘pouvoirs’ qu’un simple ami, de deux, ce n’était pas dans mes habitudes de me montrer trop ‘émotif’. L’inquiétude qui se lisait donc quelques minutes plus tôt dans mon regard, disparut aussitôt qu’elle m’assura que tout allait bien. En revanche, moi, j’étais mal à l’aise. Mal à l’aise parce que je ne savais pas par où commencer, et que je ne m’étais jamais confié autant, sur un tel sujet, ma mère en l’occurrence, à personne si ce n’était Tacha. Et encore nous évitions d’en parler, parce qu’elle savait que ça me faisait trop mal. Mais, et uniquement parce que les mots de Kirby m’allaient droit au cœur, parce qu’elle avait raison en disant que je ne pouvais garder cette apparence austère toute ma vie, surtout pas avec elle alors que nous avions été si proches l’un envers l’autre, je poussai un dernier soupir avant de me lancer. « Ok, tu veux savoir, alors je vais tout te dire. Mais tu ne m’interrompes pas, ok ?! Déjà que je sais pas comment le formuler sans passer pour un … » Geignard. Ce que j’ai horreur des gens qui se plaignent, c’est incroyable ! Après il y a différents degrés de plainte, et certaines sont légitimes, mais pour ma part, je n’ai pas envie qu’on me traite comme un môme de cinq ans qui aurait perdu sa mère. C’était effectivement ce qui s’était passé, ce que j’avais enduré, mais c’était fini ce temps-là. Fini le temps où je pleurais, où j’étais dépressif, où son visage me hantait la nuit … « Mon grand-père, le père de Joe, est mort il y a environ un mois. » Ca, c’était pour le début. Il faut bien commencer quelque part, non ?! « Je te passe les détails. En gros, j’ai culpabilisé après ça, parce que j’aurai voulu le connaître, et l’aider. » Pourquoi l’aider ? « Il était SDF. C’est une longue histoire, je te la raconterai un autre jour, peut-être. » Passons sur les détails, j’ai dit. « Enfin bref, j’étais tellement en colère et mal après ce qui lui est arrivé que mon père a fait des recherches. Il s’est mis en tête de retrouver ma mère, pour que je retrouve … « la joie de vivre », si je peux le dire comme ça. » soupirai-je en lâchant un rire cynique. « Ma mère, je l’avais pas revu depuis mes 10 ans, pour info. Je savais pas ce qui lui était arrivé. J’avais tout effacé de ma mémoire en fait. Parce que ça m’arrangeait à en croire les toubibs. » Ne pas reconnaître la réalité des faits pour la rendre plus acceptable. Tous les enfants le font, après un traumatisme. Le mien fut la séparation d’avec ma génitrice. « Il l’a retrouvé. Elle a sonné à la porte de la maison un jour. Si tu m’avais vu… je crois que j’avais jamais été aussi heureux de toute ma vie. Tu me diras : c’est normal. Quel môme n’est pas content de retrouver ses parents ? Tss… » Encore une fois, ma voix s’éteignait dans un soupir empreint d’amertume. « On a passé plusieurs jours ensembles, à parler de tout et de rien. Je lui racontai ce que j’avais fait pendant tout ce temps et je lui demandai ce qu’elle, avait pu faire, pourquoi elle était partie, si je lui avais manqué … ce genre de connerie. Au bout de quelques temps, elle s’est mise à changer, subitement. Je l’ai pas vu venir. J’étais tellement content que je voulais rien voir en fait. » Je m’arrête l’espace d’une seconde, pour revivre ce qui allait bouleversé à jamais, ma vision d’enfant. « C’était un dimanche matin. Elle avait trouvé une maison, plus au Nord, et elle comptait y habiter. Je lui ai proposé de l’aider pour le déménagement, évidemment. Sauf que ça s’est pas vraiment passé comme je l’avais imaginé. » Je m’arrête encore une fois, perdu dans mes pensées. Je n’ai pas envie qu’elle ait ce souvenir de moi. Celle d’un poète, alors que je ne suis que conteur. « Je suis désolé. Peut-être qu’un jour j’arriverai à finir cette histoire en entier … Tout ce que je peux te dire, c’est que ma mère m’a jamais aimé, je l’ai compris ce jour-là. Le jour où elle m’a fait ça .. » Je me lève alors du lit, pour enlever ma chemise, et révéler les importantes cicatrices qui marquaient mon dos, avant de remettre aussi vite mon vêtement. « Elle est morte, au cas où tu voudrais savoir ce qu’elle est devenue. Je l’ai tué. »

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