CLIFT HOTEL, SAN FRANCISCO, 17h50.

- Un gin tonic s'il vous plaît.
Vêtue d'une petite robe drapée bleu clair qui découvrait son épaule gauche, Becca Hurd Wood venait de s'asseoir au comptoir de la redwood room, le célèbre et luxueux bar de l'hôtel Clift. Elle y avait donné rendez-vous à Kaeleigh à 18h. Becca avait donc quelques minutes d'avance mais l'objet de ce rendez-vous avait tellement d'importance à ses yeux qu'elle ne voulait sous aucun prétexte risquer d'être en retard. Aujourd'hui elles devaient parler de la création de leur future association pour la protection des droits de l'homme qu'elles comptaient mettre en oeuvre dès la rentrée. Si Becca avait donné rendez-vous à Kaeleigh dans un hôtel cinq étoiles du financial district de San Francisco c'est parce qu'elle y résidait depuis son retour de Rio de Janeiro (les maisons de confréries étant fermées pendant l'été). Ses parents avaient insisté pour qu'elle y réserve un loft king avant de repartir pour Los Angeles, où elle comptait se reposer un peu avant de reprendre les cours en septembre. La jeune femme n'était pas particulièrement sous le charme de l'hôtel. À vrai dire elle n'appréciait que le bar de l'hôtel avec son atmosphère feutrée et son service irréprochable et elle y descendait très souvent pour oublier l'affreuse table basse orange de son loft qui trônait au milieu du salon. Elle côtoyait le luxe depuis sa plus tendre enfance grâce à ses parents adoptifs ce qui faisait qu'elle se sentait à l'aise dans ce milieu malgré son militantisme. Et puis elle était trop attachée à eux pour refuser quoi que ce soit à ses parents. Néanmoins son rêve n'était pas de vivre à temps plein dans des hôtels de luxe aux quatre coins du monde mais de venir en aide à ceux qui n'avaient pas les moyens dont elle disposait et en particulier aux indiens des bidonvilles. Ce combat elle voulait en faire sa vie alors dès qu'elle avait entendu parler d'une militante epsilon particulièrement virulente elle avait sauté sur l'occasion pour lui proposer de l'accompagner dans la création d'une association au sein de Berkeley. Cette militante sans faille, en tout cas en apparence, c'était Kaeleigh Walker.

- Merci, dit-elle au barman qui posait devant elle un gin tonic tout en lui adressant un sourire.
Becca approcha le verre de sa bouche et bu une gorgée en attendant. Il était 17h57.

- Aucune anecdote de cocktail aujourd'hui, mademoiselle Hurd Wood ? lui demanda le barman. Becca s'était en quelque sorte liée d'amitié avec lui en lui racontant ce qu'elle appelait ses anecdotes de cocktails à chaque fois qu'elle allait prendre un verre à la redwood room. Hier encore elle lui en racontait une sur le daïquiri.
Cette fois-ci Becca regarda sur sa gauche et vit un peu plus loin sur le comptoir un homme d'une trentaine d'années déguster un martini dry.
- Si bien sûr ! Et cette fois sur le martini dry. Vous connaissez le film African Queen ? C'est John Huston qui l'a réalisé. On dit que pendant le tournage tous les membres de l'équipe se plaignait des piqûres de moustiques sauf Humphrey Bogart. John Huston révéla un peu plus tard son secret: Bogart était tellement inbibé de martini dry en début de soirée qu'il ne sentait même pas les piqûres et qu'ensuite, une fois piqué, les moustiques étaient tellement saoûls qu'ils étaient bien incapables de piquer qui que ce soit !
Le barman rigola, Becca aussi, puis il se dirigea vers un client qui lui faisait signe à l'autre bout du comptoir. La salle était pleine désormais et les serveurs déambulaient gracieusement dans tous les sens.

La jeune femme pensait maintenant à l'association. Elle avait mille et un projets à proposer et elle avait hâte de voir Kaeleigh arriver pour en parler.
Soudain, quelqu'un s'installa au bar juste à côté d'elle... Il était 18h.

- Je te prie de me croire quand je te dis que cet endroit me donne envie de vomir.

Ainsi tombèrent les premières paroles de son associée, comme un couperet. Becca regretta de ne pas s'être plus cassé la tête pour le lieu de son rendez-vous avec Kaeleigh Walker. Sa première intention avait été de l'emmener dîner dans un petit restaurant indien où elle avait ses habitudes à quelques rues de là mais, curieusement, elle avait eu peur que son invitée soit rebutée par une cuisine disons très épicée. Mais maintenant elle comprenait qu'elle avait eu tort. Pour sa défense elle ne connaissait que très mal Kaeleigh. Bien sûr elles se croisaient dans certains de leurs cours de politique et Becca l'avait abordée pour lui proposer de créer une association pour protéger les droits de l'homme sur le campus mais la jeune indienne côtoyait d'autres étudiants avec des convictions, peut-être moins fortes que l'epsilon sans doute, qui déjeunaient avec des couverts en argent. Bref, et ce depuis toute petite, elle avait l'habitude des 'élites'. Et contrairement à Kaeleigh elle n'avait encore jamais osé les bafouer entièrement par amour pour ses parents et ses proches. Ce qui ne l'empêchait pas, bien évidemment, d'être virulente envers tous ces politiques d'opérettes qui dépensaient des milliards pour sauver Wall Street ou pour l'armement alors que des enfants, des femmes et des hommes vivaient dans des taudis et n'avaient pas de quoi se nourrir. Appelez le comportement de Becca hypocrisie ou aveuglement mais elle savait pertinemment qui elle était et ce qu'elle défendait.

- Merci d'avoir convenu d'un rendez-vous en tout cas. On a pas mal de travail sur la planche.

- C'est normal, je voulais absolument qu'on se mette d'accord avant la rentrée ! Bon, j'aurais préféré qu'on en parle dans un endroit qui ne te donne pas la nausée mais je ne savais pas si la cuisine indienne te plairait alors..
Becca ria elle-même de ses propos. Ce qu'elle avait pu être ridicule. A présent elle était sûre que Kaeleigh aurait largement préféré manger du riz au curry, et même du curry au riz, plutôt que de se trouver entourée de dadames en manteau de fourrure.

- Si tu veux je connais un bar pas très loin d'ici qui pourrait mieux faire l'affaire. Tu veux ?

Elle souria à l'étudiante en short en jean et converse. Même si Kaeleigh la destabilisait un peu avec sa manière très directe de parler, Becca commençait à bien l'aimer. Elle semblait honnête et en parfaite adéquation avec ses convictions. La parfaite associée pour leur projet pensait Becca. Elle ferait sans doute beaucoup de bien à Becca qui avait tant l'habitude de se compromettre des des lieux tels que l'hôtel Clift par simple habitude. La jeune indienne avala quelques gorgées de son gin tonic. Si Kaeleigh voulait partir d'ici elle était prête. D'ailleurs elle avait hâte qu'elles conviennent de rester ou de partir pour pouvoir commencer à parler de l'association qu'elles comptaient monter. Becca voulait poser certaines questions à Kaeleigh, lui proposer des noms pour leur projet, et parler d'encore bien d'autres choses. Kaeleigh avait raison, elles avaient beaucoup de pain sur la planche. Il faudrait présenter le projet avec efficacité à la direction, obtenir des financements, faire une campagne de recrutement auprès des étudiants et enfin mener des actions concrètes sur le terrain.

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