La fête foraine. Depuis combien de temps n’y avait-elle pas mis les pieds ? Lilianne ne saurait le dire, tant cela remontait à longtemps. N’ayant jamais eu une enfance convenable, la britannique ne tournait jamais le dos à un quelconque divertissement que bien d’autres auraient qualifié d’immature ou d’enfantin. On pouvait dire que l’âge mental de la brune ne dépassait parfois pas les trois ans, bien qu’elle sache quand il fallait être sérieuse et qu’elle soit assez responsable.

C’est pourquoi, alors qu’elle errait paisiblement en ville, elle n’avait pu résister aux ampoules clignotantes, à la grande roue et encore moins au stand de barbe à papa et s’était précipitée à l’intérieur du Nob-Hill Carnival. L’endroit était rempli de familles, des parents accompagnant leurs bambins ; et de couples étroitement enlacés. Cela ne calma cependant pas l’ardeur de la femme-enfant qui se dépêcha de prendre un ticket pour le train fantôme, tout sourire.

Lorsqu’elle s’était levée ce matin, naturellement de mauvaise humeur, la Zêta ne s’imaginait en rien atterrir dans une fête foraine à presque deux heures de l’après-midi, ce dimanche-là. Elle avait, comme d’habitude, rapidement effectué sa toilette et avait mis les premiers vêtements qui lui étaient tombés sous la main. Elle avait ensuite pris un rapide petit-déjeuner au café du campus, puis avait sauté dans sa voiture pour aller faire un tour en ville, qu’elle ne connaissait toujours pas très bien. Elle n’avait évidemment pas pu se payer la moindre petite chose, les prix affichés étant exorbitants par rapport à ce qu’elle possédait mais n’avait tout de même pas rechigné à flâner parmi les boutiques de l’immense centre commercial. Bref, c’était un dimanche comme les autres, et le seul élément qui l’avait perturbé avait été la vue des manèges.

Après être sortie du train, la jeune anglaise s’était dirigée vers le grand huit, summum du ludisme, un paquet de bonbons dans la main. C’est alors qu’elle vit un tout jeune garçon, haut comme trois pommes, complètement noyé dans la foule et l’air totalement perdu. Les larmes menaçaient de couler sur ses joues roses d’un moment à un autre alors qu’il ne savait par où avancer et que personne ne semblait faire attention à lui.

Peinée par ce spectacle, Lilianne ne put que s’avancer rapidement vers lui afin de l’aider à retrouver ses parents. Elle se mit à sa hauteur et lui demanda gentiment :

- Hey. Salut, toi. Qu’est-ce que tu fais tout seul ici ? Tu as perdu ta maman ?

Le jeune enfant ne put qu’acquiescer par un hochement de tête avant d’éclater bruyamment en sanglots. Surprise et surtout mal à l’aise, l’étudiante le consola maladroitement et essuya ses grosses larmes. Elle lui donna ensuite son sachet de sucreries, essayant de le calmer et le questionna une nouvelle fois :

- Tu l’as perdu où ta maman ?

Occupé à manger un Haribo, il ne put qu’articuler un « Barbe à papa » presque inintelligible. Disant adieu au fameux grand huit, la British prit la petite main du garçonnet dans la sienne et après avoir repéré le stand de barbe à papa, se dirigea vers lui d’un pas très lent, suivant la cadence du petit.
Elle en profita pour contempler le paysage, chose qu’elle n’avait pu faire, trop occupée à s’amuser comme une gamine. Lily, comme on l’appelait parfois, admira le ciel bleu dégagé et le soleil qui tapait fort en cet après-midi. Cette journée ensoleillée était parfaite pour les forains.
Ses banales pensées furent toutefois interrompues lorsqu’elle arriva devant un stand où une jeune femme blonde d’environ son âge - ou bien, plus âgée de seulement quelques années – semblait affolée et au bord des larmes. Elle demandait à tous les passants quelque chose que Lilianne ne pouvait entendre et ceux-ci répondaient par la négative. Alors qu’elle l’étudiait plus attentivement, se demandant si elle tenait là la mère du gosse, celui-ci lâcha sa main et se rua vers sa mère en hurlant un « Maman ! ».

Bien qu’ayant perdu son innocence et sa candeur très jeune, et dans tous les sens du terme, Lilianne n’avait toutefois pas été dépossédée de son âme d’enfant. Toute son enfance avait été gâchée, pourrie par le comportement de son alcoolique de père. La jeune femme avait du faire face aux réalités de la vie bien trop tôt pour son âge et c’est bien pour cela qu’elle voulait, aujourd’hui, récupérer cette perte et se comporter enfin comme la gamine qu’elle n’avait pu être. Elle n’avait jamais eu l’enfance heureuse que tous les parents souhaitent à leurs enfants mais s’était contentée de la sienne, aussi misérable et dénuée de toute forme d’affection soit elle. Son besoin de tendresse et de câlins étant sûrement une conséquence de tout cela. Et alors que ses conquêtes comblaient son envie d’affection, c’était le Nob-Hill Carnival qui remplissait celui de distraction enfantine. Lilianne aimait la légèreté, le jeu, les rires, l’insouciance qui s’en dégageaient et qui l’avaient attirés vers cet endroit.

Sa journée qui avait assez mal commencée s’était fantastiquement bien arrangée. En effet, à son réveil ce matin, aux environs de neuf heures, elle n’avait pu que constater sa gueule de bois, après une soirée, certes, assez bien arrosée, ainsi que le jeune brun couché sous ses draps qu’elle s’était empressée de virer. La bouche pâteuse, les membres engourdis et un atroce mal de tête en plus, elle s’était maladroitement extirpée de son lit et avait avalée deux pilules d’aspirine qu’elle avait espérée suffisantes afin de mettre fin à sa migraine.

L’anglaise s’était ensuite dirigée vers sa salle de bain, où l’eau chaude avait apparemment été totalement utilisée et avait dut prendre une douche froide. Après avoir pesté pendant un bon quart d’heure, elle avait rapidement enfilé un short beige surmonté d’une ample camisole verte, assortie à ses yeux de la même couleur. Elle avait ensuite mis ses converses blanches tout en essayant de faire quelque chose de ses longs cheveux bruns. Après environ dix minutes de bataille acharnée, elle se tenait devant sa porte, fourrant ses clés de voiture dans son sac, sa chevelure rassemblée en un chignon déstructuré, des lunettes de soleil posées sur le nez. Son visage restait sans beaucoup d’artifice, mis à part un fin trait de crayon noir sous ses yeux cachés.

La Zêta avait donc passé plusieurs heures à flâner ici et là. Elle avait fait un tour au Gamescape, une salle de jeux vidéos dont elle était complètement accro, s’était promenée au Macy’s, centre commercial puis à midi, sentant son ventre gargouiller, elle s’était naturellement diriger au Mc-Do’. De toute évidence, la jeune britannique n’avait pas mis long feu à adopter les habitudes typiquement américaines et à accepter l’ « American Way Of Life ».

Quoi qu’il en soit, voilà comment avait commencé la journée de la jeune étudiante qui se tenait maintenant à côté du stand à barbe à papa, contemplant le spectacle des retrouvailles envers le chérubin qu’elle avait aidé et jeune maman, paniquée quelques instants plutôt. Les deux se serraient fortement dans leurs bras, et la jeune femme blonde avait un air clairement soulagé sur le visage.

Après avoir attendu qu’ils mettent fin à leur longue étreinte, Lilianne s’avança courageusement vers eux, un léger sourire plaqué sur les lèvres. Elle s’adressa ensuite à la mère du bambin et se permit de la tutoyer, vu la faible différence d’âge :

- Bonjour. Ce petit chenapan est à toi ? Je l’ai retrouvé près du grand huit…

Elle savait bien la question inutile, vu la scène à laquelle elle venait juste d’assister et à la ressemblance flagrante entre le fils et la mère. Au souvenir du manège, l’étudiante, nostalgique, décida d’y aller faire plusieurs tours juste après en avoir fini ici.

Bien qu’elle n’ait pas eu une enfance des plus désirables, Lilianne n’était point de ceux qui s’en plaignaient sans cesse. La jeune anglaise n’avait aucun souvenir de sa mère, morte alors que sa fille était encore trop jeune pour éprouver la moindre tristesse. Son père, quant à lui, n’avait fait aucun effort pour améliorer le sort de sa progéniture, bien au contraire. Elle avait été le cadet de ses soucis et, contrairement aux autres enfants, elle pouvait disparaître plusieurs nuits sans même qu’il s’en aperçoive. Tout cela avait duré jusqu’à ce qu’un beau jour, il l’a vire hors de sa maison. Tous ces évènements avaient incité la Zêta à n’évoquer son lourd passé que très rarement et, quand elle le faisait, elle n’y faisait que vaguement allusion. C’est pour cela qu’elle avait été triste et contente en même temps de quitter le Royaume-Uni, son pays natal. Triste, car, après tout, elle n’avait vécu autre part que là-bas depuis sa plus tendre enfance et ce pays l’avait vu évoluer, l’avait observé se battre pour se sortir des pires situations et qu’elle y serait attachée à jamais ; mais heureuse aussi car Lilianne avait soif d’aventures, de voyages et de découvertes. Quoi de mieux que les Etats-Unis pour cela ? Certes, elle était fauchée et totalement paumée, mais n’était-ce pas là la beauté de la chose… L’Amérique représentait l’inconnu mais aussi peut-être l’espoir d’une vie meilleure et probablement différente, pour la jeune fille. Elle y était arrivée avec une centaine de livres dans les poches et un cabas pour seul bagage, mais avait pu sentir la nouveauté dans son air.

S’arrachant à ses pensées, la jeune britannique reposa les yeux sur l’évènement du moment : l’enfant perdu qui avait retrouvé sa mère. Après avoir lâché son fils, sans avoir oublié de l’embrasser et de le cajoler auparavant, celle-ci s’avança vers elle puis lui dit d’une voix pleine de reconnaissance :

- Bonjour , oui il est bien à moi , merci beaucoup , sans vous je ne l'aurais pas retrouvé.

La brune ne put que lui sourire aimablement en guise de réponse, puis elle se mit à examiner le petit enfant, pour la seconde fois, mais plus minutieusement. Il portait, tout comme sa mère, un survêtement simple noir et or. Il semblait lui aussi éprouvé par cette petite aventure et paraissait également heureux de retrouver sa mère. Elle lui adressa, à lui aussi, un léger sourire. Pourtant, habituellement, les enfants n’inspiraient à Lilianne que de l’exaspération et de l’agacement. Elle ne supportait pas leur pleurnicheries incessantes ni leurs caprices tout aussi nombreux. Bref, la British ne trouvait rien de mignon ou de chou aux gosses, à l’exception de celui-ci qu’elle trouvait véritablement à croquer.

Son examen fut toutefois interrompu lorsque la mère du bambin, dont elle ne connaissait toujours pas le nom, lui tendit un billet représentant une importante somme de dollars. Intriguée, la brune releva sa tête pour la fixer, fronçant les sourcils. A l’expression de la blonde, elle comprit qu’elle voulait la remercier et réprima sa colère naissante. Lilianne n’acceptait pas la charité et même si elle avait trouvé le geste de la jeune femme assez déplacé, elle lui adressa tout de même un sourire crispé.

- Hum… ce n’est vraiment rien. Euh… Merci mais, ce n’est pas la peine…, dit-elle en repoussant gentiment la main tenant le billet.

Le jeune garçon fit ensuite rappeler sa présence aux deux jeunes femmes en pointant un marchand de ballons du doigt. Il agrippa le genou de sa mère de son autre main, et lui lança un regard suppliant. Cette scène déclencha un léger rire chez l’anglaise.

- Je crois que tu devrais lui acheter un ballon, à moins que tu ne puisse résister à sa face d’ange…, fit-elle remarquer en souriant doucement.

Lilianne regardait les deux personnes se trouvant en face d’elle : ils représentaient un tableau de la parfaite petite famille heureuse, digne des meilleurs publicités. La mère avait l’air assez jeune, mais cela ne l’empêchait apparemment pas de faire le bonheur de son fils qui semblait plus que comblé. Pas jalouse pour un sous, l’étudiante admirait au contraire cette toute jeune maman qui arrivait à concilier son enfant et le reste de sa vie. En effet, Lilianne était loin de l’idée d’avoir un jour un enfant, elle ne pourrait faire une croix sur ses sorties nocturnes, ses beuveries, abus et autres. Elle ne se sentait aucunement prête à ne plus avoir le même mode de vie que les jeunes de son âge. Certes, son interlocutrice devait sans doute sortir et s’amuser, mais elle n’avait sûrement plus les mêmes « libertés », un enfant étant une lourde source de responsabilités. Toutefois, celle-ci semblait s’en tirer comme un chef avec son fils.

Heureusement, elle ne sembla pas vexée par le refus de Lilianne de prendre le billet qu’elle lui tendait. Cette dernière s’était promis de ne plus accepter d’argent ou d’aide de quiconque. Elle voulait montrer à tout le monde qu’elle pouvait se débrouiller et s’en sortir toute seule, comme une grande fille. Elle s’était fait ce serment après sa période « noire », pendant laquelle elle avait été prête à tout pour obtenir l’argent nécessaire afin d’obtenir sa dose de drogue ou simplement pour trouver un toit pour la nuit.

Bref, soulagée qu’elle ne le prenne pas mal, la Zêta posa son regard sur la blonde qui semblait attendrie par le spectacle que lui offrait son fils, avec sa bouille enfantine larmoyante. Elle ne put que rigoler et céder à son bambin. Elle lui offrit donc son ballon tant désiré qu’il se dépêcha de tenir fermement, un air enchanté sur son visage d’enfant gâté.

- Oui, ce ne serait pas de chance, répondit-elle à la remarque de son interlocutrice.

Lilianne devait avouer qu’elle se sentait assez bien en la compagnie de la petite famille, elle qui avait toujours été privée de ce plaisir. Elle ne sentait en aucun cas mal à l’aise. Elle qui, d’habitude, n’aimait pas ce genre de tableau un peu trop parfait et rose pour elle ne pouvait à présent le critiquer ou le blâmer. Elle n’avait certes, rien contre le bonheur mais croyait qu’il y avait deux catégories de personnes : ceux qui avaient droit, et ceux qui ne l’avaient pas. Et pour l’instant, la vie n’avait rien fait pour l’inclure dans le premier lot.

Elle n’était pas de ceux qui voient tout en noir, non, elle était juste réaliste et terre à terre. Elle ne croyait ni au prince charmant, ni à l’amour pour toujours. Elle savait que la vie ne réservait pas que de bonnes surprises mais aimait tout de même en profiter et vivre la sienne à fond, pour n’avoir aucun regret.

- Au fait, je m’appelle Lilianne. Et toi ?

Après tout, il était peut être temps de faire un peu plus connaissance. La British se présenta donc simplement et posa sa question en adressant un léger sourire à la blonde. Elle se baissa ensuite vers le petit bandit qui s’était sauvé quelques instants plutôt et son sourire s’élargit un peu plus.

- Et toi, comment tu t’appelles, jeune homme ?

Sachant que les petits enfants aimaient être considérés comme des « grands », elle l’inclut lui aussi dans la conversation et attendit sa réponse. Bien qu'ayant plus ou moins "discuté" - si l'on pouvait discuter avec un enfant de quatre ans - lors de leur rencontre, la Zêta n'avait pas eu l'occasion de lui demander son prénom.

Lilianne avait toujours été une personne assez réservée et méfiante. Elle n’accordait pas sa confiance facilement et il fallait être très patient pour que la jeune anglaise vous considère comme un ami loyal, auquel elle se confiait sans réserve. Elle n’avait toutefois pu que fondre devant l’adorable bouille du bambin et sa mère lui avait, elle aussi, inspirée l’honnêteté et la sincérité. Elle n’avait pas non plus un large cercle d’amis et se contentait du peu qu’elle avait, tant qu’ils étaient loyaux. Son caractère bien trempé n’attirait pas vraiment beaucoup de monde, bien au contraire. En effet, Lilianne n’était pas le genre de personnes qui se laissait marcher sur les pieds et n’hésitait pas à dire ce qu’elle pensait, sans gêne aucune.

La famille que composait le garçonnet et sa mère semblait plus que comblée. Le petit ne pouvait plus détacher ses yeux du ballon et, semblant avoir trouvé un nouveau jeu, s’amusait énormément. Son rire résonnait bruyamment alors qu’il sautillait joyeusement, ne quittant cependant pas son jouet du regard.
La jeune femme, elle, regardait son fils badiner sereinement. De toute évidence, le bonheur de son enfant faisait le sien. Celle-ci portait un simple survêtement rose et noir, du même modèle que le bambin. Ses beaux cheveux blonds ondulaient sur ses épaules paisiblement, brillant au contact du soleil, très présent en cette journée.

En effet, la chaleur estivale devenait étouffante. Lilianne remua sa main à côté de son visage, essayant de créer de l’air et de s’en servir comme un éventail. Elle remit plusieurs mèches rebelles derrière ses oreilles d’un geste agacé avant de reporter son attention sur la blonde qui lui répondait. Elle se présenta également et la Zêta apprit donc que celle-ci s’appelait Jazz.
Son fils ne tarda pas à faire de même, un grand sourire plaqué sur ses lèvres. Apparemment pas très bavard, seul un « Tyron » arriva à franchir la barrière de sa bouche. Il retourna ensuite au ballon qui accaparait toute son attention.

Elle se releva donc, après lui avoir adressé un aussi beau sourire que le sien, et se remit à la hauteur de Jazz. Elle essuya ensuite son front, où la sueur commençait à couler, alors que sur sa nuque se collaient des mèches de cheveux. Lilianne, bien qu’aimant cette belle saison qu’était l’été, ne préférait toutefois pas rester trop longtemps au soleil. De fait, elle ne s’y été jamais habituée, ayant toujours vécu en Angleterre, ce n’était sûrement pas là-bas que la température dépasserait les vingt-cinq degrés, maximum.

- C’est fou cette chaleur, non ? C’est comme ça tout l’été ?, demanda-t-elle à sa compagne.

Elle supposa que la blonde était américaine et qu’elle serait donc bien informée sur le temps habituel. Lilianne avait programmé de passer tout son été ici, aux Etats-Unis, n’ayant rien à faire et personne à voir dans son pays natal.